Imaginez...
Imaginez vos souvenirs, vos balades, le son de la cloche de l’église, les lieux où vous vous retrouviez avec les copains, près des fontaines, sur les places, sur les bancs. Imaginez les vieux en train de parler adossés contre les murs d’une maison, les jeunes se courir après, pleins de vie, les chiens étendus au soleil et les chats à l’ombre des ruelles. Imaginez les salles de classes, l’odeur de la craie, les mots secrets passés sous les tables à l’insu du prof, les punitions, les rigolades, les parties de foot dans la cour et les jeux de marelles tracés sur le sable.
Imaginez alors qu’on vous annonce que tout ça va disparaître sous des millions de tonnes d’eau, bientôt, dans une poignée d’années. Imaginez votre maison, votre village, votre territoire, votre horizon, changés à jamais. C’est ça l’histoire de Naussac et des neuf hameaux condamnés. Une histoire d’hommes et de femmes, de larmes et de combats. « Une histoire d’Auvergnats », comme résumera Michel Assenat, opposant au barrage en son temps, érudit sur le sujet à présent.
« Naussac n’a pas été le seul à faire partie de la liste des disparus »
« À l’époque, je n’habitais pas à Naussac même mais au Mas d’Armand qui se situe au-dessus de la cote maximale de la retenue d’eau actuelle », explique Michel Assenat, un enfant du pays. Il continue : « Naussac était le chef lieu du territoire. Il contenait une école, une église, la mairie et des dizaines d’exploitations agricoles ». Environ 130 personnes habitaient alors dans le bourg, réparties dans 34 maisons.
« Mais Naussac n’a pas été le seul à faire partie de la liste des disparus, précise-t-il. Neuf autres hameaux ont subi le même sort. Au total, ce sont 70 maisons, une cinquantaine de familles et 200 habitants concernés. Le village de la Ponteyre possédait également une école pour les enfants des environs ». La vie était là, dans ces bosquets d’habitats. Les gens cultivaient ce morceaux de Lozère, une terre de céréales, de vaches et de moutons.
« Les gens ont logiquement très mal réagi ! »
Et puis la rumeur a couru. Des bruits de fonds. Des « on dit » qu’on entendait sur les marchés ou à la terrasse d'un café. Des choses improbables qui parlaient de la construction d’un barrage pour alimenter l’Allier en contre-bas. Un barrage si grand qu’il formerait une retenue d’eau de 190 millions de m3 et que cette retenue serait profonde de 45 mètres en son centre. Et qu’elle mettrait à néant plusieurs villages dont celui de Naussac.
« Les gens ont logiquement très mal réagi !, lance Michel Assenat. On nous annonçait que notre pays allait se recouvrir d’eau et qu’on le reverrait plus ! Plus de 10 000 manifestants se sont opposés au projet notamment en 1976 et 1977. » Il se demande : « Si une telle hérésie devait se reproduire de nos jours, combien serions nous alors à nous mobiliser ? Plus de 100 000 au bas-mot, venus de toute l’Europe comme ce qu’il s’est passé à Notre-Dame-des Landes ».
« Construire aussi vite que possible des barrages pour refroidir les futurs réacteurs nucléaires »
Déjà, en 1952, EDF avait établi le projet d’un barrage hydroélectrique dans le secteur. Mais l’étude reste finalement dans les cartons. Oubliée. C’est le choc pétrolier de 1973 qui va déterrer le dossier. « Valéry Giscard d’Estaing, Président de la France en 1974, a souhaité que le pays s’équipe de nombreuses centrales nucléaires pour détenir sa propre énergie, rappelle Michel Assenat. Dans la précipitation, le dossier d’EDF est ressorti pour être appliqué à la hâte à Naussac. Il fallait construire aussi vite que possible des barrages pour refroidir les futurs réacteurs nucléaires ». Actuellement, quatre centrales sont ainsi refroidies par les eaux combinées de l’Allier et de la Loire.
Et puis les bulldozers sont arrivés
La déclaration d’utilité publique sonne le premier glas en 1976, tocsin administratif qui rallie dans la foulée des milliers d’opposants. « Les habitants ont été expropriés et relogés pour la majorité dans le nouveau village de Naussac, décrit Michel Assenat. Une quinzaine d’exploitations agricoles s’est installée dans les départements voisins comme l’Ardèche et la Haute-Loire. Et d’autres dans l’Allier et en Saône-et-Loire ».
Et puis les bulldozers sont arrivés au fil des mois pour démolir les maisons, les écoles, l’église et tout le reste. Pourquoi une telle destruction alors que les villages entiers allaient disparaître sous les eaux ? « Pour amoindrir le choc psychologique que les habitants auraient ressenti en voyant leur habitation intacte se faire noyer, répond l’historien. Et cela n’aurait pas été très heureux de voir réapparaître à chaque baisse de niveau du lac les vestiges de ces endroits pleins de vies jadis ».
Malgré tout, des vestiges, il en reste encore. En 2005 et 2006, la retenue a été totalement vidée pour procéder à des travaux sur le barrage. Les routes, les ponts et les bornes en pierre apparaissent toujours comme de vieux tombeaux qui ne veulent pas disparaître.
La dernière rivière sauvage d’Europe
La construction du barrage dure trois ans et demi. En 1980, le mastodonte de béton est debout et prêt à retenir les millions de m³ attendus. « La fermeture des vannes est actée cette même année, dit Michel Assenat. Deux ans plus tard, aidé par deux années très pluvieuses, le lac est plein. En 1983, les vannes sont de nouveau ouvertes pour perfuser celle que l’on nomme encore la dernière rivière sauvage d’Europe.
« Tous les acteurs liés de près à ce dossier très polémique étaient sous la pression des dirigeants politiques »
« C’est une histoire d’Auvergnats, ce barrage, confie Michel Assenat. Le Président de la République était à l’époque Valéry Giscard d’Estaing. Le maître d’œuvre, c’était Georges Peyrol, Directeur de la Société de Mise en Valeur de l’Auvergne et du Limousin (Somival, Ndlr). Enfin, le maître d’ouvrage était Jacques Chirac, alors Ministre de l’agriculture ».
Il continue encore : « Tous les acteurs liés de près à ce dossier très polémique étaient sous la pression des dirigeants politiques. Le lozérien Jacques Blanc, alors Conseiller général de la Lozère, est missionné pour convaincre le maire de Naussac Odilon Viala et tous les autres des environs ». Les édiles des communes se soumettent alors au pouvoir. Le travail de Jacques Blanc est récompensé. Il devient Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Agriculture en 1977 puis Député en 1978.
Idem pour le Colonel lozérien Marceau Crespin, Secrétaire général du haut comité des sports dans ces années là. « Sa place lui était très chère et il ne voulait certainement pas la perdre, soulève Michel Assenat. Il a joué un rôle très incitatif pour que le barrage soit construit ».
« Les constructeurs ont simplement tout fait à l’envers »
Aujourd’hui, le barrage retient près de 200 millions de m³ d’eau qui servent à alimenter en eaux potables les villes sur le passage de l’Allier et à refroidir les réacteurs nucléaires à des centaines de kilomètres de là. « On avait besoin d’une retenue d’eau, admet Michel Assenat. Mais pourquoi l’avoir fait ici, dans ce lieu improbable ? Nous, opposants, nous proposions de construire un barrage sur l’Allier et pas au-dessus afin d’avoir constamment de l’eau et éviter au passage ce drame humain, les expropriations et la destruction des exploitations agricoles »
Il s’étonne encore : « Depuis 1983, les responsables doivent utiliser des engins pour pomper l’eau de l’Allier afin de la mettre dans la retenue ! Trois pompes d’une puissance de 5 m³ seconde sont plongées en aval du barrage pour alimenter la retenue en amont ! C’est simplement ridicule. Les constructeurs ont simplement tout fait à l’envers ! »
« Nous assistons à un évènement historique et exceptionnel »
Pour mettre plus de sens encore aux critiques de Michel Assenat, le Comité de gestion des barrages a, le 9 août 2022, commandé de diminuer les objectifs de soutien d’étiage (lâchers d’eau) de Naussac « à un niveau qu’on aurait jamais imaginé depuis la création du barrage en 1983 », affirmait Benoît Rossignol, Directeur Ressource en Eau de l’Établissement Public de la Loire, dans un article précédent.
« Cette année, nous assistons à un évènement historique et exceptionnel, avait-il aussi mentionné. Pour la première fois en quarante ans, la retenue n’a pas été remplie convenablement. Le manque de pluie pendant l’hiver a profondément mis à mal les rivières qui nourrissent le lac de Naussac. »