Psycholinguiste. Ce brillant spécialiste donne des conférences dans le monde entier pour transmettre son message : pour lutter contre les inégalités sociales, il faut parler, encore et toujours, aux bébés.
« La langue est l’unique compagnon que nous avons à vie. Autant en faire un compagnon solide. » C’est pourquoi, pour lutter contre les inégalités sociales, il faut parler, parler, et encore parler, aux bébés. Ecoutons Evelio Cabrejo-Parra.
Ce que la science essaie de comprendre depuis des siècles sans pouvoir l’expliquer, n’importe quel bébé l’apprend, sans enseignement.
Le propos d’Evelio Cabrejo Parra est aussi simple que son analyse savante et son projet généreux. Et c’est avant tout pour transmettre cette bonne parole que ce brillant psycholinguiste de 74 ans est appelé à donner des conférences dans le monde entier. Mais plus qu’une théorie scientifique, c’est aussi, en toutes circonstances, son sujet de conversation préféré. « Voyez-vous, il y a la langue pour éduquer, pour obéir, mais il y a aussi la langue pour écouter. » Celle qui raconte des histoires, chante des berceuses, lit des textes poétiques et même de la grande littérature. « Les parents peuvent se dire “À quoi bon lui lire du Baudelaire ? Il est trop petit, il ne peut pas comprendre”. Mais, en réalité, lui donner dès le plus jeune âge un accès à la langue dans sa complexité, "c’est une manière de nourrir son activité cérébrale et de favoriser sa construction psychique, culturelle et sociale. »
Linguiste passionné, Evelio Cabrejo Parra a passé toute sa vie « à comprendre ce qu’est une langue ». Des recherches qui l’ont amené à toucher du doigt l’un de ses plus grands mystères. « Ce que la science essaie de comprendre depuis des siècles sans pouvoir l’expliquer, n’importe quel bébé l’apprend, sans enseignement. Pour lui, rien n’est difficile, il suffit juste de lui parler et il fait lui-même son travail. »
Grâce à cette musique culturelle intériorisée, le bébé crée le temps ; il est capable de prévoir ce qui va arriver
"Aucune société au monde n’a considéré nécessaire de donner des cours à un bébé pour qu’il apprenne à parler. Cette compétence est naturelle, nous savons qu’avant l’apparition des premiers mots, se réalise un travail invisible nécessaire à la construction du langage et celle du sujet en général. Il faut parler au bébé, de son côté, il fait son travail. La neurophysiologie de l’audition s’organise dès le quatrième mois de gestation. La voix de la mère, reçue avec une résonance particulière, se distingue des autres voix, perçues comme un murmure plus lointain. Le bébé réalise une différenciation qui génère une opération mentale, c’est la naissance de l’espace de la pensée. Ici commence une activité psychique. Le bébé s’intéresse à la voix plus qu’à toute autre stimulation sonore. Lorsque la mère le nourrit à la demande, elle instaure un rythme. Grâce à cette musique culturelle intériorisée, le bébé crée le temps ; il est capable de prévoir ce qui va arriver. Le temps se construit en relation à l’autre dans la profonde intimité psychique qui permet de construire un processus de mémoire."
Nous avons besoin d’un voyage intérieur à construire avant l’émergence des mots
L’activité psychique du nourrisson condense les informations pour construire la représentation symbolique de l’autre. La voix, la présence, la caresse, la nourriture… viennent de l’autre, le temps se construit ainsi en relation à l’autre. L’humanisation dépend de cette opération.
Le bébé pleure pour appeler quelqu’un, cet élément est constitutif du langage mais pas encore dans la langue. Nous avons besoin d’un voyage intérieur à construire avant l’émergence des mots.
Le bébé, dépendant totalement de l’adulte, a une certaine représentation de son entourage, attentif à établir une communication… Le bébé crée une représentation de l’autre extraordinairement positive, il en a besoin : « demande ce que tu veux, tu l’auras ».
Il « vole » des éléments de la voix de l’autre pour construire la sienne, il capte la musique d’une voix pour construire sa propre musique
Le bébé a la capacité d’extraire le fonctionnement de la langue à partir de la parole qu’on lui adresse… La langue orale se construit dans la petite enfance pendant les cinq premières années.
"Comment nourrir les compétences naturelles et multiples des bébés ? Depuis 30 ans, l’association A.C.C.E.S2 ne dit pas à l’enfant « on va te lire une histoire » : on pose le livre, le bébé qui se déplace à quatre pattes le regarde, une lectrice vient lui lire l’histoire… Nous guettons ce qui est intéressant pour sa construction psychique, dans une certaine tranquillité interne. Le bébé cherche ce qu’il veut, il le trouve ou pas. Il choisit un livre ; à deux ans il ne choisira pas le même…"
Quand un bébé commence à babiller, on sait à quelle langue il appartient
"Le bébé extrait de la musique de la voix entendue des éléments qu’il a inscrits neurologiquement ; il active ce qu’il a inscrit, ainsi commence le babillage. Il « vole » des éléments de la voix de l’autre pour construire la sienne, il capte la musique d’une voix pour construire sa propre musique. Quand un bébé commence à babiller, on sait à quelle langue il appartient ; dans le babil chinois, il y a déjà des tons, le babil français est différent…"
L’acquisition des mots se fait dans une activité partagée : le bébé montre, l’adulte généreux, nomme
Par l’appropriation de la langue orale, trois mondes sont à construire : le monde de l’extérieur, celui du social et le monde de l’intime. Avant de prononcer les mots, le bébé montre du doigt ce qui l’intéresse. Il ne regarde pas ce qu’il montre, il regarde l’autre pour tester sa capacité à poser son regard. Montrer, c’est séparer un objet du monde extérieur pour qu’un mot puisse se poser sur cet objet. L’acquisition des mots se fait dans une activité partagée : le bébé montre, l’adulte généreux, nomme.
"Le bébé a la capacité de reconstruire ces opérations mentales sans qu’on les lui explique. Il crée le monde référentiel dans lequel les images vont jouer un rôle très important. Le mot lapin ne donne pas la forme du lapin. Il faut donc donner l’image pour que le bébé puisse créer la représentation symbolique d’une forme. Il commence alors à créer le monde extérieur. Le bébé acquiert ce qu’on appelle la fonction iconique : il est capable de distinguer une pomme et l’image de la pomme. Le livre d’images, le cinéma vont alimenter cette fonction iconique."
Après le regard dans toutes les directions, très lentement va se créer la convergence des regards.
Le bébé s’est approprié une incroyable opération mentale : il peut maintenant nommer ce qui est absent
Vers l’âge de 2 ou 3 ans, la langue orale permet au bébé de construire la syntaxe. "Dans toutes les langues du monde la complexification syntaxique des énoncés commence par la négation. Le bébé boit son jus d’orange, quand il a fini il dit « a pu ». Le bébé s’est approprié une incroyable opération mentale : il peut maintenant nommer ce qui est absent. Cette conquête considérable est liée à la faculté du langage. La négation produit quelque chose d’impressionnant dans le développement humain, le bébé s’est approprié une nouvelle opération : « a pu » représente à la fois la présence et l’absence. L’activité de pensée est un jeu permanent entre la représentation psychique de la présence et celle de l’absence. Grâce à celle-ci, le langage peut nommer ce qui n’est pas présent pour le faire exister. La littérature peut créer des personnages qui n’existent pas ; ils existent au moment où on les nomme, on ne peut plus les sortir de la langue. Le processus est le même pour le cinéma…"
Gratuite, la conférence est accessible sur inscription au 04 71 02 46 10 ou bibliotheque.municipale@lepuyenvelay.fr