De tout temps, l’Homme s’en est pris aux prédateurs. Il a refusé aux animaux le droit de prélever leur juste part sur le milieu. L’Homme était le seul et grand ordonnateur de la vie sauvage. C’est pourquoi il met aujourd’hui la forêt en coupes réglées (il y a de plus en plus d’arbres en France, mais de moins en moins de forêts), c’est pourquoi il a mené jusqu’à récemment des campagnes d’extermination impitoyables (pour des motifs invariablement fallacieux), c’est pourquoi il refuse encore aujourd’hui le retour du loup, du lynx, de l’ours (quand on pense qu’en Haute-Loire on en est encore à chasser le renard…). Le seul maître à bord, c’est l’Homme. L’Homme et son fusil. L’Homme et sa tronçonneuse. L’Homme et sa machine. Les autres n’ont pas voix au chapitre, ni droit de cité. La faune sauvage en France se réduit comme peau de chagrin, au point qu’on ne voit plus d’insectes sur les pare-brise en été ni de hérissons écrabouillés sur les routes, comme par le passé…
Sale bête !
Longtemps, la loutre fut la bête noire du pêcheur. Une concurrente « déloyale » qu’il fallait détruire à toute force. Invisible mais omniprésente (diurne au départ, elle s’était réfugiée dans la nuit depuis des lustres). On la peignait comme un animal roué, perfide et sanguinaire, on l’accusait de décimer la rivière. Encore aujourd’hui, certains la voient d’un mauvais œil. « Sale bête », entend-on maugréer. « Elles descendent de la montagne par dizaines ! », m’assurait un jour un vieux pêcheur à Arlempdes. J’imaginais la cavalcade avec un sourire amusé. Heureusement, cette mentalité vieille de plusieurs millénaires vacille peu à peu : on commence à comprendre que les prédateurs n’éradiquent pas mais participent au contraire à la bonne santé des populations, en prélevant d’abord les animaux faibles ou vieillissants… Que le problème, ce n’est pas le héron ou le grand cormoran, que le problème, c’est un déséquilibre induit par l’Homme. Et que si la nature était riche et prodigue, et non pas anémiée comme elle l’est aujourd’hui, l’Homme serait infiniment plus serein face à l’avenir…
Foin de technicité
On pourrait bien sûr parler technique. Dire que le mot loutre vient du grec « lutron », qui désigne un bain de propreté, que c’est un mustélidé, comme le blaireau, comme la martre, comme l’hermine. Que les petits craignent l’eau et ne quittent pas les jupes de maman avant l’âge d’un an. Qu’elle est capable de creuser dans une surface d'eau gelée un trou parfaitement rond, comme en hiver au lac de Saint-Front. Qu’elle possède sur l’arrière-train une glande à musc dont elle se sert pour marquer son territoire. Qu’elle pédale avec les pattes arrière en surface… et les quatre pattes en plongée. Qu’elle compte quelque 80 000 poils au centimètre carré, qui lui servent à assurer son étanchéité. Que c’est un animal très solitaire qui possède plusieurs kilomètres de rivière (et qu’il n’y aura donc jamais de « pullulation »). Qu’elle se nourrit chez nous à 90 % d’écrevisses américaines (celles-là même qui détruisent l’écosystème de la rivière en dévorant tout ce qui passe), hiver comme été, et qu’en d’autres termes ce come-back de la loutre est un trompe-l’œil – sans invasions d’écrevisses, pas de loutres, ou en tout cas beaucoup moins…
L’esprit de la rivière
Mais tous ces détails techniques, aussi croustillants soient-ils, sont en réalité infiniment réducteurs. « La nature telle qu'elle est saisie par la connaissance scientifique est une nature qui a été détruite ; c'est un fantôme possédant un squelette mais pas d'âme », rappelait dans les années 1970 le philosophe-paysan Masanobu Fukuoka, dont les rendements sans machines ni intrants faisaient la jalousie de ses voisins lourdement mécanisés et biberonnés à la chimie.
Car quiconque a déjà observé la loutre (tous les promeneurs des bords de Loire l’ont déjà ne serait-ce qu’entraperçue) sait qu’elle n’appartient pas au règne animal. C’est un esprit de la rivière. Le plus facétieux et le plus insaisissable, qui se montre quand il le daigne. La loutre n’est pas la loutre. La loutre, c’est les radiers à écrevisses et les vasques à sonneurs creusées dans le granit, c’est le martin-pêcheur qui ne la quitte pas d’une semelle (certains y voient du commensalisme, nous préférons y voir une indéfectible amitié), c’est le chevalier guignette qui lui frôle les oreilles, c’est aussi les pins crochus cramponnés aux falaises façon Hokusaï, c’est encore les bayous de la Loire amont où elle joue à cache-cache, le saumon qui lui flanque un coup de queue magistral sur la truffe dans les eaux ténébreuses des gorges de l’Allier, le nudiste trop occupé à se faire dorer qui ne la voit pas passer sous son… nez. La loutre, c’est la magie de la rivière à l’état pur.
Stopper la gangification
Seulement voilà, toutes les rivières de France deviennent répugnantes au détour des villes. En aval du Puy, la Loire n’échappe pas à la règle et se "gangifie" (quel triste spectacle depuis la dernière crue, du plastique partout !). Sans surprise, la loutre, comme le reste de la faune, y est beaucoup moins présente qu’ailleurs. La meilleure manière de protéger cet esprit de la rivière, c’est évidemment de protéger le milieu où il vit, et donc de polluer le moins possible, en réduisant drastiquement ses déchets (la période des fêtes est le moment ou jamais de s'y mettre !) et en remplaçant par des produits naturels toutes les substances agressives qui finissent au fond de l’évier (car les stations d’épuration ne font pas de miracles, sans parler de toutes les eaux usées qui se jettent encore directement dans nos rivières). Exit la javel et autres déboucheurs d’évier surpuissants, exit le vernis à ongles et les shampoings chimiques ! Place à la lessive de lierre, au shampoing bio solide, au bon vieux savon de Marseille (le vrai, pas celui du supermarché), au savon noir… Pour tout, il existe une solution non-polluante, ou moins polluante en tout cas...
Etablissements scolaires, commerçants, consommateurs et élus doivent prendre leurs responsabilités vis-à-vis des générations futures et se faire d’urgence les relais de ces pratiques de bon sens, partout en Haute-Loire, afin que la pollution recule... et que la loutre se sente vraiment chez nous comme un poisson dans l’eau !
Oumpah-Pah
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